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QUI TERRORISE QUI ?

28 Mars 2021 , Rédigé par groupe Proudhon FA

Le 8 décembre 2020, neuf militant·e·s libertaires, écologistes, pro-Kurdes, féministes et anti-racistes ont été perquisitionné·e·s et arrêté·e·s par la DGSI. Après plusieurs jours de garde à vue, deux furent libéré·e·s, deux autres placés sous contrôle judiciaire et cinq placé·e·s en détention provisoire.

Iels sont accusé·e·s de « participation à une association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme ayant pour objet la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes », tel que défini dans l’article 421-1 du code pénal.

Sous le choc, un grand nombre de proches ont décidé d’impulser à la création de comités de soutien afin de dénoncer l’usage de l’antiterrorisme à des fins d’épuration politique et de propagande médiatique. Quand l’État parle de menace terroriste, la menace terroriste c’est l’État ! Nous retournons donc la question : qui terrorise qui ?

Nous sommes de tout coeur avec les inculpé·e·s du 8 décembre et leur souhaitons bien du courage. ❤️

Soyons nombreux·ses et solidaires face à la répression !

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Toutes et tous solidaires de la Plume noire, manifestation antifasciste le samedi 3 avril à Lyon

27 Mars 2021 , Rédigé par groupe Proudhon FA

 

La Plume noire, librairie de l’UCL à Lyon, a été attaquée le samedi 20 mars par un commando fasciste. C’est une attaque contre toute l’UCL, mais, au-delà, contre toutes les forces de progrès et contre notre camp social. Une attaque qui s’inscrit dans un climat nauséabond où les polémiques racistes s’enchaînent dans les médias, impulsées du plus haut sommet de l’État.

L’UCL a pris l’initiative d’un appel national de soutien, large et unitaire, qui a reçu de nombreuses signatures de syndicats, d’organisations et partis politiques, d’associations et de collectifs. Une manifestation à caractère national est prévue à Lyon le samedi 3 avril prochain.

Le samedi 20 mars à 14h, la librairie la Plume Noire située au 8 rue Diderot sur les pentes de la Croix-Rousse, a été attaquée par une cinquantaine de militants d’extrême-droite cagoulés ; alors que se tenait dans les locaux une récolte de produits de premières nécessités pour les bénéficiaires de l’association PESE (Pour l’Égalité Sociale et l’Écologie).

Cette attaque était préméditée, préparée depuis l’annonce de la dissolution de Génération Identitaire le 3 mars 2021.

Il ne s’agit pas de la première attaque que subit notre librairie : en 1997, elle avait été victime d’un incendie criminel ; en 2016, une trentaine d’individus masqués avaient brisé les vitrines et tenté de pénétrer à l’intérieur du local ; en décembre 2020, ce sont deux bénévoles de l’association PESE qui avaient été roués de coups.

Cette fois-ci, c’est à coups de pavés que les nazillons ont brisé la porte d’entrée et les vitrines ; certains ont tenté d’entrer pour agresser physiquement les 8 personnes présentes à l’intérieur. Heureusement, il n’y pas eu de blessé.es et les voisin.es ont grandement participé à ce que l’attaque ne dure pas plus longtemps. Cette attaque a été à l’image de l’extrême-droite lyonnaise : sournoise et violente.

Après avoir effectué quelques saluts nazis et scandés des insultes homophobes, les assaillants ont pu repartir en groupe, traverser plusieurs rues des pentes avant de poser avec une banderole dérobée sur la devanture de la librairie sans être nullement inquiétés par les forces de l’ordre pourtant prévenues de l’attaque.

Plus tard, nous avons appris de la part de policiers eux mêmes que ce groupe dangereux avait été repéré dès le début et suivi sur les caméras de surveillance. Néanmoins ils ne sont pas intervenus et les ont laissés repartir tranquillement après l’attaque… Nous n’attendons rien du bras armé de l’État, mais cette tolérance vis à vis de ces attaques successives est une nouvelle preuve évidente de l’impunité des groupes d’extrême-droite sur Lyon.

Nous savons pertinemment que cette attaque a un lien direct avec la dissolution de Génération Identitaire, notre implication politique contre l’extrême-droite et la symbolique que représente notre librairie.

Depuis la dissolution de GI, notre camp social se doutait qu’une action violente se préparait soit contre une manifestation progressiste, soit contre des militant.es ou groupes identifiés. Le message inscrit sur notre devanture la nuit suivant l’attaque ne laisse pas de doute : « on ne dissous pas une Génération, retenez la leçon », accompagnée d’une croix celtique, un symbole fasciste.

Notre implication politique depuis des années dans les collectifs unitaires luttant contre les groupes d’extrême-droite à Lyon fait de nous une des cibles permanentes des fascistes et néo-nazis lyonnais.

Notre librairie autogérée, libertaire est de fait un lieu de lutte contre toute les idéologies haineuses et un lieu d’accueil pour toutes et tous les opprimé.es.

Face à ces attaques répétées contre notre librairie mais aussi face à celles perpétrées contre des locaux, des acteurs et actrices de notre camp social à Lyon et ailleurs ; nous souhaitons organiser une réponse unitaire et massive avec plusieurs objectifs : démontrer à l’extrême-droite locale que nous ne nous laisserons jamais intimider par leurs actions violentes ; que la solidarité face à ces violences est beaucoup plus grande et forte que leur volonté de faire peur ; que par une mobilisation importante, nous réussirons à obtenir la fermeture définitive de leurs locaux.

Nous tenons également à vous remercier pour tous les messages de soutien reçus de Lyon, de France et de l’international ; qui prouvent bien que la lutte antifasciste est une lutte internationale et que l’extrême-droite se combat par les luttes sociales un peu partout dans le monde.

Nous tenons enfin à apporter notre soutien aux camarades kurdes qui ont également subi une attaque à Lyon le même jour par des fascistes nationalistes turcs.

Nous appelons toutes et tous à nous rejoindre le samedi 3 avril à 14h place des terreaux (à confirmer) pour une mobilisation massive/engagée contre les violences de l’extrême-droite et pour la fermeture des locaux fascistes.
L’antifascisme est l’affaire de toutes et tous !
Face à la violence fasciste, pas un pas en arrière !

Premières signatures de soutien, reçues au 26 mars :

ACORT, Assemblée citoyenne des originaires de Turquie

ACU, Association des communistes unitaires

Alternatives et Autogestion

Association Autogestion

ATMF, Association des travailleurs Maghrébins de France

Attac, Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne

CDKF, Conseil démocratique kurde en France

Cerises la Coopérative

CGT, Confédération générale du Travail

CISE, Confédération internationale solidaire et écologiste

CJACP, Collectif Judéo-Arabe et Citoyen pour la Palestine

CNT, Confédération nationale du Travail

CNT-SO, Confédération Nationale des Travailleurs·euses Solidarité Ouvrière

DAL, Droit au logement

Éditions Agone

Éditions La Fabrique

Éditions Libertalia

Éditions Syllepse

ENSEMBLE !

FA, Fédération anarchiste

Fasti, Fédération des associations de solidarité avec toutes et tous les immigré·es

FI, France insoumise

Fondation Copernic

FSU, Fédération syndicale unitaire

FUIQP, Front uni des immigrations et des quartiers populaires

GDS, Gauche démocratique et sociale

Génération·s

Jeune garde antifasciste

JJR, Juives et Juifs révolutionnaires

LDH, Ligue des droits de l’Homme

NPA, Nouveau parti anticapitaliste

OCML-VP, Organisation communiste marxiste-léniniste – Voie prolétarienne

PCF, Parti communiste français

PCOF, Parti communiste des ouvriers de France

PEPS, Pour une écologie populaire et sociale

PG, Parti de gauche

POID, Parti ouvrier indépendant démocratique

UCL, Union communiste libertaire

Union syndicale Solidaires

Visa, Vigilance et initiatives syndicales antifascistes

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L’INSURRECTION DE CRONSTADT, MOMENT CHARNIÈRE DE LA RÉVOLUTION RUSSE (René Berthier)

13 Mars 2021 , Rédigé par groupe Proudhon FA

 

Parler de Cronstadt après Alexandre Skirda me semble une tentative vaine. Il a consacré plusieurs ouvrages à cet événement, qui furent des étapes successives vers la version finale publiée en février 2017 aux éditions Spartacus. Ce dernier ouvrage met selon moi un point final à la question, du moins pour un bon moment, jusqu’à ce que de nouvelles sources primaires soient trouvées. Alexandre a eu accès à des sources russes originales qui permettent de balayer tous les mensonges qui ont été diffusés par le mouvement communiste sur les causes de l’insurrection des marins de cette base navale qui réclamaient des soviets libres et l’égalité des rations alimentaires entre communistes et non communistes. Dans le présent texte je n’ai pas l’ambition d’ajouter quoi que ce soit à ce que Skirda a déjà écrit mais de dresser un rapide tableau général du contexte politique et économi que qui a conduit à l’insurrection de mars 1921, en m’attardant sur le point de vue interne au mouvement communiste.


La révolution russe a longtemps été un enjeu politique ; elle a été instrumentalisée, utilisée par les propagandes diverses, chacune ne retenant que les aspects qui confirmaient sa propre optique de l’histoire, ou qui convenaient à sa propre perspective du présent. Le mouvement libertaire n’échappe pas à cette tendance, dans la mesure où il axe son discours sur la révolution sur deux événements portés à un statut quasi mythique, le mouvement makhnoviste et l’insurrection de Cronstadt. Pourtant l’insurrection de Cronstadt, en 1921, n’est que la conclusion d’un processus de plusieurs années de contre-révolution et ne saurait donc expliquer cette contre-révolution.

Les libertaires ont vécu avec des images d’Épinal de héros vaincus, dans le souvenir de la répression de Cronstadt (ou dans celle du mouvement makhnoviste), comme si la liquidation de ces deux mouvements était la seule manifestation de la contre-révolution bolchevique. La répression de l’insurrection de Cronstadt a eu tendance à occulter d’autres révoltes ouvrières qui ont été réprimées dans des bains de sang, notamment celle d’Astrakhan en mars 1919. Il y a eu beaucoup de « Cronstadt »

Pour comprendre cette situation, il faut avant tout comprendre quelle était la situation sociale et économique de la Russie à la veille de l’insurrection de Cronstadt. Il faudra également faire un « audit » sur la nature du parti communiste à la veille du Xe congrès qui décida la répression de l’insurrection. Nous verrons quelles furent les réactions des différents courants communistes face à l’insurrection.

L’approche que j’ai choisie pour aborder ce centième anniversaire de l’insurrection de Cronstadt consiste à considérer cet événement dans son contexte global.


La situation sociale en Russie
Les années de guerre civile sont souvent mentionnées comme une des causes de la dégénérescence bureaucratique de la révolution, pour les destructions qu’elle a causées, pour l’effort inouï qu’elle a exigé du prolétariat russe et le laminage qu’elle a effectué auprès de l’avant-garde de la classe ouvrière. Les destructions et les sacrifices ont effectivement été considérables. Cependant il faut considérer que l’état de délabrement de l’économie n’a pas été provoqué par la guerre civile elle-même : cette dernière a simplement accéléré un processus commencé déjà bien avant, dès le début de la guerre impérialiste.

Le laminage des effectifs du parti, des militants les plus conscients et expérimentés doit être considérablement relativisé. Non pas qu’il n’ait pas eu lieu, mais il faut garder à l’esprit que les effectifs du parti bolchevik en 1916 sont, selon Pierre Broué [note] , de 6 000 ; ils passent à 15-17 000 en février 1917, à 115 000 en octobre 1917, 250 000 fin 1918 pour atteindre 600 000 fin 1920. Si on peut parler d’un « laminage » de « l’avant-garde », cette « avant-garde » était de toute façon extrêmement restreinte. Lorsqu’on lit que dans les années 20 il ne restait que 8 % des militants du début de la révolution, 8 % de 15 000 donnent 1200 si on prend les effectifs de Février 1917, 9200 si on prend les effectifs d’Octobre 1917. Le raisonnement est absurde.

Si on peut parler de laminage, c’est plutôt de celui de la classe ouvrière qu’il s’agit. Le prolétariat industriel en 1917 était de 3 millions ; il tombe à 2,5 millions en 1918, 1,48 million en 1920 et 1,24 million en 1921 (selon Carr). En octobre 1921, Lénine déclare que le prolétariat « a cessé d’exister en tant que prolétariat », « le prolétariat a disparu » [note] . Mais en même temps, il y a 5 millions de fonctionnaires !

La dégénérescence bureaucratique du régime est avant tout la conséquence d’un choix politique : le sureffectif de fonctionnaires qui pourraient être plus utiles en production ; l’incompétence crasse de ces fonctionnaires à organiser l’économie.

En 1922 Boukharine déclara que « la ruine économique, le déclin de la production s’accompagnent indéniablement du déclin de la saine psychologie prolétarienne, ce qui, en faisant tomber le prolétariat au niveau d’une foule en haillons et en transformant des éléments ouvriers de valeur, avec une tradition d’activité productive, en éléments déclassés, crée une situation qui favorise plus ou moins les tendances anarchistes ». La situation semblait suffisamment grave pour que Boukharine soit chargé de rédiger un article contre l’anarchisme« [note] !

En réalité, les effectifs de la classe ouvrière en production ont diminué parce qu’il n’y avait plus grand chose à produire ; La tentative psychologisante faite par Boukharine consistant à déprécier la classe ouvrière sert à masquer le fait que le prolétariat restait extrêmement militant, mais qu’il était mobilisé contre le pouvoir communiste ! La classe ouvrière a continué de mener des actions collectives pendant toute la guerre civile : « chaque vague de protestation fut plus puissante que la précédente, culminant dans le mouvement de masse de la fin de 1920 », écrit Richard Sakwa. Au début de 1921, « des unités de l’armée appelées à intervenir contre des ouvriers en grève refusèrent d’ouvrir le feu et furent remplacées par des détachements communistes armés », qui n’hésitèrent pas à tirer. « Le jour suivant, plusieurs usines se mirent en grève » et certains régiments « furent désarmés et consignés dans leurs casernes par mesure de précaution » par le gouvernement qui craignait de possibles fraternisations. A Moscou, à Petrograd des grèves sauvages éclatent et les mêmes revendications sont posées dans les assemblées d’usine : ravitaillement, politique paysanne, liberté d’expression. Le 23 février 1921, « Moscou fut placé sous la loi martiale tandis que des détachements communistes et des unités fidèles de l’armée montaient la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant les usines » [note] . On voit donc que l’insurrection de Cronstadt, qui eut lieu une semaine plus tard, n’est pas un événement désincarné, hors de contexte.

Cette insurrection a quelque peu occulté la grève générale de Petrograd qui en est à l’origine. Le soviet de la ville y répond en fermant certaines usines, dont l’usine Poutilov qui avait donné le signal de départ de la révolution de Février. Les rassemblements dans les usines sont interdits mais le mouvement s’étend à Moscou. Le couvre-feu est instauré, l’état de guerre est décrété.

Les grèves avaient été endémiques pendant toute l’année 1920, montrant une opposition massive de la classe ouvrière au régime : « au cours des six premiers mois de 1920 des grèves se produisirent dans 77 % des grandes usines et des entreprises de taille moyenne », écrit J. Aves [note] .

On comprend très bien que dans la littérature communiste la classe ouvrière, même réduite en nombre, disparaisse comme acteur positif de l’histoire dans la mesure où maintenant elle s’oppose au régime qui la réprime et qui a anéanti toute organisation ouvrière autonome. Le slogan des marins de Cronstadt : « Les soviets sans les communistes » n’avait en lui-même pas de sens dans la mesure même où s’il y avait eu des élections libres, les communistes auraient été balayés : l’opposition au régime communiste est moins le signe de effondrement de la classe ouvrière que celui de sa politisation croissante.


Mais il n’y a pas que la classe ouvrière. Pendant la période 1920-1921, toute une série de soulèvements paysans s’étendit sur le pays. Le mouvement makhnoviste en Ukraine ne fut pas le seul. Des révoltes éclatent à Tambov, Tioumen entre autres, motivées par la protestation contre les réquisitions et les excès qu’elles provoquèrent.

A Tambov la révolte démarra en 1920 à la suite de la réquisition forcée du grain par les autorités bolcheviques. En 1920, les réquisitions furent portées de 282 000 tonnes à 442 000 tonnes dans la région. La révolte débuta le 19 août 1920 dans la petite ville de Khitrovo, où se forma une armée paysanne locale, appelée « armée bleue ». Contrairement à la plupart des autres armées de la guerre civile qui avaient essaimé dans toute la Russie, l’armée bleue se basait sur une organisation politique d’inspiration socialiste-révolutionnaire, l’« Union des paysans travailleurs ». Un congrès tenu à Tambov abolit l’autorité soviétique et vota la création d’une assemblée constituante indépendante et la cession de toute la terre aux paysans.

L’un des chefs de la révolte, Alexandre Antonov, avait rejoint les bolcheviks pendant la révolution mais opposé aux réformes agraires de ces derniers, il rejoignit l’aile radicale du parti socialiste révolutionnaire. Les troupes qu’il organisa contre les bolcheviks étaient bien organisées, très efficaces. En octobre 1920, l’armée paysanne comptait plus de 50 000 hommes, renforcée par de nombreux déserteurs de l’Armée rouge. En janvier 1921, la révolte se répandit aux régions de Samara, Saratov, Tsaritsyne, Astrakhan et de Sibérie.

La révolte de Tambov n’était pas terminée lorsque Toukhatchevski fut chargé de la répression de l’insurrection de Cronstadt. Pour mettre fin à la résistance acharnée de la population de Tambov, l’usage de gaz fut décidé. Le général Toukhatchevski ordonna : « Tout doit être calculé pour que la nappe de gaz pénètre dans la forêt et extermine tout ce qui s’y cache. L’inspecteur de l’artillerie doit fournir immédiatement les quantités requises de gaz asphyxiants ainsi que des spécialistes compétents pour ce genre d’opération. [note] »

« L’annonce de l’intention d’utiliser des armes chimiques est intervenue le 12 juin 1921, dans un ordre "opérationnellement secret" signé par Toukhatchevski et son chef d’état-major, N. E. Kakourine. Comme Toukhatchevski, Kakurin était un vétéran de la Première Guerre mondiale avec une expérience de commandement. Leur connaissance des gaz toxiques était probablement intime, d’autant plus que l’armée russe a souffert plus que tout autre belligérant des effets du chlore et du gaz moutarde.L’ordre du 12 juin expliquait que les groupes rebelles restants étaient maintenant effectivement isolés des villages et de la population partisane par les mesures prises depuis l’arrivée de Toukhatchevski à Tambov. » [note]


On peut mesurer la résistance féroce de la population à un aveu que dut faire Toukhatchevski, qui reconnut que la décision d’introduire des armes chimiques dans le conflit de Tambov avait été un d’échec. Lors de la réunion d’une Commission Plénipotentiaire, il fit une déclaration reconnaissant son incapacité à respecter le délai d’un mois que lui avaient donné ses supérieurs politiques à Moscou.

Il fallut toute l’année 1921 pour étouffer le soulèvement. Antonov fut tué en 1922 pendant son arrestation. Les pertes totales parmi la population de la région de Tambov sont estimées à 240 000 personnes au moins. L’ampleur des pertes consécutives à la répression de ce soulèvement sont hors de proportion avec celles de Cronstadt.


L’insurrection de Cronstadt éclate le 1er mars 1921. On connaît la suite : l’échec des négociations, la décision des bolcheviks d’attaquer pendant que la glace n’a pas encore fondu et avant que la mer libérée ne protège à nouveau l’île et la flotte, qui constituerait alors une base possible pour n’importe quelle intervention extérieure. Zinoviev parle de tirer les insurgés “comme des perdreaux".

L’offensive est meurtrière, puisque les canons de la forteresse tirent sur la glace où avancent les soldats de l’Armée rouge : 10 000 (?) tués sur 50 000 hommes. Les vainqueurs sont sans pitié, des milliers d’insurgés furent massacrés, exécutés par la Tchéka ou envoyés en camp de concentration. 7 000 insurgés s’enfuient sur la mer gelée pour rejoindre la Finlande voisine, où les attendent aussi des camps de concentration. De plus, afin d’effacer toute trace du soulèvement, le Soviet fut dissous et on effectua une gigantesque purge pour empêcher que les “microbes” ne se propagent ! Cronstadt va devenir un des symboles (les autres étant l’AIT et la répression stalinienne en Espagne) de l’opposition irréductible entre marxistes et anarchistes.


Le parti bolchevik
Au-delà de l’aspect tragique de la répression organisée par le pouvoir bolchevik contre l’insurrection de Cronstadt, ce qui est en jeu est l’attitude de ce pouvoir par rapport à la moindre dissidence et le refus catégorique d’envisager la moindre alliance politique avec d’autres forces révolutionnaires. Et l’un des principaux arguments pour refuser toute alliance est de considérer que tous les autres courants révolutionnaires sont en fait réactionnaires. Puisque les insurgés de Cronstadt réclamaient la liberté d’élections dans les soviets, ils étaient donc considérés par essence réactionnaires. En 1921, les bolcheviks savaient très bien que l’organisation d’élections dans les soviets en Russie serait catastrophique pour eux. Le refus de toute alliance est consubstantiel au parti bolchevik, bien que nombre de dirigeants aient prévenu Lénine du danger à s’engager dans cette voie.


Après Octobre 1917 une majorité du parti bolchevik avait imposé à Lénine l’entrée des mencheviks dits internationalistes et des Socialistes révolutionnaires de gauche, en dissidence avec leurs partis respectifs, dans les instances du gouvernement. Lénine ne voulait absolument pas de ces alliances. De fait, cette période d’alliance ne dura pas longtemps. Même si les hésitations des représentants de ces courants non bolcheviks ont une part de responsabilité dans l’isolement du parti bolchevik face au pouvoir, il reste cependant vrai que les bolchéviks, et en particulier Lénine, n’ont pas vraiment cherché à construire des coalitions avec les autres forces politiques du pays. Majoritaires dans les soviets des principales villes, ils ne l’étaient pas à la campagne, où les socialistes révolutionnaires étaient largement majoritaires. En outre, les mencheviks, très implantés dans les syndicats, les socialistes révolutionnaires et les anarchistes représentaient ensemble une force réelle.

Pour Lénine, la situation était claire. Il déclara en mai 1918 : « Maintenant le pouvoir est conquis, conservé, consolidé entre les mains d’un seul parti, le parti du prolétariat, (…) parler maintenant d’esprit conciliateur, alors qu’il n’est pas et qu’il ne saurait être question de partager le pouvoir, de renoncer à la dictature du prolétariat contre la bourgeoisie... » [, mai 1918." class="notebdp">note]

Le refus d’une représentation politique pluraliste non seulement isole les bolcheviks mais les contrait à user de méthodes administratives dictatoriales, à avoir recours de plus en plus à la répression et à la terreur contre toutes les autres organisations politiques mais aussi contre toute institution de la société civile qui aurait pu échapper à leur contrôle, telles que les coopératives, qui auraient pu assurer une grande partie de la production et de la distribution alimentaires.

Chaque crise mettant en cause le pouvoir voit une réponse non pas dans l’assouplissement des mesures qui provoquent ces crises mais dans un accroissement de la centralisation, du contrôle étatique et de la répression. Cette situation dramatique est parfaitement illustrée dans les revendications des marins de Cronstadt qui expriment parfaitement la crise globale vécue par la société russe. Cette tendance à l’hyper-centralisation verra son apogée dans l’idée de militarisation du travail et des syndicats, développée par Trotski mais partagée par beaucoup de dirigeants communistes. On peut dire au crédit de Lénine qu’il refusa de s’engager sur cette voie, bien que ce ne fut pas par scrupule humaniste mais parce qu’il percevait parfaitement l’impossibilité de la mise en œuvre d’une telle politique. D’ailleurs Trotski lui-même reviendra rapidement sur cette idée inepte.

Lorsque l’insurrection éclate, la guerre civile est terminée et gagnée sur presque tout le territoire. Se pose donc la question de la sortie du « communisme de guerre » avec ses réquisitions à la campagne et ses milices dans les usines pour contraindre les ouvriers à la production. Pourtant, rien ne semble avancer. Les soulèvements sont nombreux à la campagne, la situation n’était guère meilleure dans les usines où les soviets se survivaient sur le papier. Il fallut le soulèvement des marins de Cronstadt, complétant un tableau catastrophique, pour que des mesures soient prises. Lors du Xe congrès du parti, qui se tint en même temps que l’insurrection, Lénine s’exclama : « C’est l’éclair qui a illuminé plus vivement la réalité que tout le reste ».


Dans ce contexte, les marins de Cronstadt décident de s’informer de ce qui se passe à Petrograd et y envoient une délégation. Mais l’insurrection débute vraiment le 1er mars : ce jour-là, une assemblée de plusieurs milliers de marins se tient sur la place de l’Ancre. La résolution qui y est adoptée a été rédigée la veille par les équipages des deux cuirassés. Elle comporte treize points, qu’il faut bien citer pour comprendre les enjeux de la rébellion. S’adressant en gouvernement, les marins déclarent :


« Étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, il faut :
1) procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret. La campagne électorale parmi les ouvriers et les paysans devra se dérouler avec la pleine liberté de parole et d’action ;
2) établir la liberté de parole pour tous les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les socialistes de gauche ;
3) accorder la liberté de réunion aux syndicats et aux organisations paysannes ;
4) convoquer en dehors des partis politiques une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd pour le 10 mars au plus tard ;
5) libérer tous les prisonniers politiques socialistes ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite des mouvements ouvriers et paysans ;
6) élire une commission chargée d’examiner le cas des détenus des prisons et des camps de concentration ;
7) abolir les « sections politiques », car aucun parti politique ne doit bénéficier de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’État des moyens financiers dans ce but. Il faut les remplacer par des commissions d’éducation élues dans chaque localité et financées par le gouvernement ;
8) abolir immédiatement tous les barrages [c’est-à-dire les réquisitions, NDR] ;
9) uniformiser les rations pour tous les travailleurs, excepté pour ceux qui exercent des professions dangereuses pour la santé ;
10) abolir les détachements communistes de choc dans toutes les usines de l’armée et la garde communiste dans les fabriques et les usines. En cas de besoin, ces corps de garde pourront être désignés dans l’armée par les compagnies et dans les usines et les fabriques par les ouvriers eux-mêmes.
11) donner aux paysans la pleine liberté d’action pour leurs terres ainsi que le droit de posséder du bétail à condition qu’ils s’acquittent de leur tâche eux-mêmes, sans recourir au travail salarié ;
12) désigner une commission ambulante de contrôle ;
13) autoriser le libre exercice de l’artisanat sans emploi salarié. »

Et la résolution se conclut par les deux points suivants :

« 14) Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades « élèves officiers » de se joindre à notre résolution ;
15) Nous exigeons que toutes nos résolutions soient largement publiées dans la presse. »


Ce texte fut voté à l’unanimité, y compris les militants bolcheviks, sauf par Vassiliev, Kalinine et Kousmine, des dirigeants bolcheviks qui traitèrent les marins de « vauriens » et les menacèrent.

Une nouvelle assemblée devait désigner un nouveau soviet le lendemain 2 mars mais les choses tournèrent autrement. Une rumeur circulait selon laquelle Cronstadt était encerclée par des détachements de l’Armée rouge.

Trois dirigeants communistes sont arrêtés et un Comité révolutionnaire provisoire est créé à la place du soviet. Selon Henri Arvon, ce comité fut désigné à main levée ; selon Jean-Jacques Marie, auteur trotskiste, il a été désigné par un présidium de cinq personnes. Pour Paul Arvich un comité révolutionnaire élargi de 15 membres a été élu le 4 mars par 200 délégués des usines et des unités militaires de la base navale [note] .
Pour le gouvernement communiste, c’était une provocation qui marqua le véritable début de l’insurrection.

Première partie

La fin des grèves à Petrograd : l’isolement de Cronstadt

La question cruciale pour les marins insurgés résidait dans l’attitude que va prendre la population de Petrograd : comment les ouvriers allaient-ils soutenir la rébellion cronstadtienne ?

Trotski, et d’autres après lui, ont affirmé que la composition sociale et politique des marins de Cronstadt avait évolué depuis 1917 et que « Cronstadt la rouge était devenue Cronstadt la blanche » : les marins d’extraction prolétarienne, « l’orgueil et la gloire » de la révolution avaient été remplacés par des hommes venus de régions rurales dont la rébellion aurait été l’expression de l’opposition de la petite paysannerie au pouvoir soviétique. P. Avrich ne conteste pas que la garnison était constituée pour les trois quarts de marins d’origine paysanne alors qu’en 1917 elle était faite de matelots recrutés en majorité dans le prolétariat de Petrograd. Mais ce constat ne semble pas avoir chez lui l’importance que lui attribuait Trotski : marins d’origine ouvrière ou paysanne ne se comportèrent pas de manière différente pendant l’insurrection. (Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt, 1921, éd. Du Seuil, 1975,)
Or lorsqu’on voit la composition du Comité révolutionnaire provisoire élu le 2 mars [note] , ils ont tous une « haute qualification professionnelle demandant plusieurs années de formation » : ce sont tous des « vétérans de Cronstadt bien au fait de ses récentes luttes révolutionnaires », écrit Alexandre Skirda.

Un auteur aux sympathies trotskistes (Jean-Jacques Marie) écrit que Cronstadt se trouve isolée parce que les ouvriers de Petrograd ne leur sont pas favorables car ils sont considérés comme des oisifs, n’ont pas à combattre et sont désœuvrés. En outre, ce seraient des privilégiés car leur ration alimentaire serait deux fois supérieure à celle des ouvriers. L’argument entre en contradiction avec l’une des revendications des marins : l’égalité des rations alimentaires avec les communistes. (« IX. Fournir, à tous les travailleurs une ration égale, à l’exception de ceux des métiers insalubres qui pourront avoir une ration supérieure »). Les marins, qui réclamaient des rations égales à celles des communistes, auraient bénéficié de rations alimentaires deux fois supérieures à celles des ouvriers… C’est naturellement absurde.
En 1938 Trotski écrivit que le soulèvement était marqué par le caractère réactionnaire et petit-bourgeois des participants socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Il décrit les marins comme « des éléments complètement démoralisés qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient comme des souteneurs ». Alors que la population de Petrograd était affamée, il y avait à Cronstadt, dit Trotski, « d’importantes réserves de denrées variées ». En outre, les marins de la forteresse « trafiquent sur les draps, le charbon, le pain » [note] . En réalité, « il y avait très peu de réserves alimentaires à Cronstadt, ce qui contribua grandement à saper la résistance physique des insurgés », dit Alexandre Skirda, qui a eu accès à des documents russes de l’époque [note] . Ce constat suffit pour écarter la prétendue préméditation du mouvement.
En outre les communistes insistent sur le fait qu’il y aurait eu dans la forteresse un général « blanc ». Mais ils omettent de dire que le général Koslovski était un conseiller militaire, ancien major-général de l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale qui avait été nommé là par le gouvernement soviétique et qu’il n’a eu aucune part dans l’insurrection. Cependant les bolcheviks ne se privèrent pas de diffuser une vaste propagande assurant que les Blancs dirigeaient l’insurrection.
De même, les bolcheviks, Lénine, Trotski et l’ensemble des communistes de la planète après eux, déclarent que l’insurrection avait été planifiée de l’étranger par les Blancs, la preuve étant que les journaux de Paris et de Londres en parlaient plusieurs semaines auparavant. Mais il était impossible d’ignorer la colossale crise économique et politique que traversait la Russie, et les dirigeants bolcheviks eux-mêmes disaient que toute la population était contre eux. Personne ne pouvait ignorer que la situation était explosive.
Henri Arvon a-t-il raison d’écrire que « les marins de Cronstadt […] sont appuyés par une importante fraction de la population ouvrière de Petrograd » [note] ? La nouvelle de l’insurrection s’était rapidement répandue dans la ville, mais la presse aux ordres répandit efficacement un flot de calomnies afin de semer le doute. Il semble donc que la population de Petrograd ait plutôt eu une attitude passive, mais il est vrai que depuis la proclamation de l’état de siège la ville était quadrillée par des patrouilles de tchékistes et de kursantis, des élèves officiers fanatiques qui semaient la terreur et qui avaient l’ordre de tirer à vue sur tout attroupement. A cela s’ajoutait la faim, la lassitude de la guerre civile.
Il est vrai que certaines concessions faites par Zinoviev, président du Comité de défense de Petrograd, autorisant la population à chercher du ravitaillement à la campagne et annonçant l’achat de charbon et de blé par le gouvernement, a pu faire baisser la pression. C’est ainsi que le 1er mars, au moment même où, à Cronstadt, la résolution décisive était votée, les barrages routiers furent levés, les détachements militaires retirés des usines ce qui a fit immédiatement cesser les grèves à Petrograd. « L’annonce de la NEP, écrit Skirda, laissant croire à une libéralisation du régime, achève de désamorcer toute tentative de solidarité active avec Cronstadt ».
Pour étendre l’insurrection, il aurait fallu qu’elle se propage sur le continent. Le Comité révolutionnaire de Cronstadt envoya des délégués pour distribuer le texte de la résolution, mais ils furent aussitôt arrêtés par la Tchéka, condamnés à mort et fusillés deux semaines plus tard.
À Oranienbaum, la ville qui fait face à Cronstadt au sud, des émissaires cronstadtiens (250 selon Henri Arvon, « quelques dizaines » selon J-J. Marie), furent accueillis par des tirs de mitrailleuses selon H. Arvon (« interceptés », selon Jean-Jacques Marie). Aucune liaison avec le continent n’était possible. Sur le plan politique comme sur le plan militaire, la situation se présentait d’autant plus mal que les insurgés refusaient de mener une opération militaire contre Oranienbaum, à partir de laquelle ils auraient pu créer une tête de pont et se diriger vers Petrograd, comme le proposaient certains conseillers. Les marins étaient convaincus de l’échec de cette initiative : il faut rappeler que n’ayant pas prémédité l’insurrection, ils étaient relativement à court à la fois de vivres et de munitions.
Quatre anarchistes qui se trouvaient alors à Petrograd. (qu’Alexandre Skirda qualifie de « collaborationnistes »), Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus et Petrovsky, écrivirent le 5 mars au soviet de Petrograd pour proposer d’envoyer à Cronstadt une délégation de cinq personnes dont deux anarchistes pour négocier pacifiquement la fin du conflit. Zinoviev ne répondit pas à cette proposition mais adressa le 6 mars aux Cronstadtiens un télégramme leur proposant l’envoi d’une délégation composée de membres du parti et de sans-partis. Les marins refusèrent car ils n’avaient aucune confiance dans le caractère « sans parti » des sans parti évoqués. Cette réponse, d’une « hauteur qui frise l’insolence », écrit Henri Arvon, est une « réponse incompréhensible qui équivaut à une fin de non-recevoir, voire à une véritable provocation » [note] . Cette réponse n’est absolument pas « incompréhensible », elle reflète tout simplement l’absence totale de confiance envers les autorités communistes.
Il n’y a pas eu de négociations, simplement des provocations de Zinoviev : « Vous êtes entourés de tous côtés. Quelques heures encore et vous serez obligés de vous rendre. Cronstadt n’a ni pain ni combustible. Si vous persistez on vous tirera comme des perdrix. » (cf. Skirda, p. 69).
L’ultimatum qu’avait lancé le soviet de Petrograd aux insurgés fut dès lors levé et les hostilités proprement militaires pouvaient commencer.

Le Xe congrès du parti, Cronstadt et l’Opposition ouvrière
Lorsque le 10e congrès du parti est convoqué, le pays tout entier est dans un état de crise profond, des soulèvements ont lieu partout, des grèves secouent toute l’économie. En outre, de nombreuses oppositions internes au parti apparaissent, les dirigeants sont dans un état de panique devant la perspective de perdre le pouvoir. « Un climat semi-hystérique, comme on n’en avait jamais connu dans les réunions bolchéviks, s’imposa dans les séances », peut-on lire dans « Les bolcheviks et le contrôle ouvrier de Maurice Brinton.
L’insurrection (1er-18 mars 1921) éclate au moment même où se déroulait le Xe congrès du parti bolchevik (8-16 mars). Ce congrès est important car le parti est remis en cause partout : « Zinoviev estimait qu’en 1921 il y avait 90 ou même 99 p. 100 d’anticommunistes parmi les ouvriers de l’industrie. Même Trotski, qui traitait à l’époque cette affirmation d’“exagération monstrueuse”, reconnaissait qu’ils étaient “très nombreux” » [note] .

L’Opposition ouvrière
Mais le parti est aussi remis en cause à l’intérieur par plusieurs groupes d’opposition dont le plus important et le plus gênant pour la direction du parti est l’Opposition ouvrière, le seul groupe d’opposition qui ait eu une importante base ouvrière dans les syndicats. Devant l’incapacité de la direction du parti à assumer les tâches économiques, l’Opposition ouvrière proposait de remettre la gestion de l’économie aux mains des syndicats, qui étaient plus proches du système productif et plus à même de prendre les bonnes décisions. Naturellement les dirigeants de cette opposition furent accusés par Lénine de « déviation anarcho-syndicaliste » [note] .
.
Pourquoi parler de cette tendance interne au parti communiste russe dans un texte sur l’insurrection de Cronstadt ? Évoquer l’Opposition ouvrière dans une réflexion sur l’insurrection de Cronstadt est nécessaire parce que ce groupe oppositionnel a fini par devenir l’expression des mécontents à l’intérieur du parti : Lénine va donc s’en servir de manière obsessionnelle lors du congrès en amalgament l’Opposition ouvrière, qualifiée de déviation anarcho-syndicaliste, et les marins de Cronstadt, qualifiés de soutiens de la réaction.
L’insurrection était le symptôme, à l’extérieur du parti, d’un phénomène qui se produisait à l’intérieur de celui-ci. Si l’insurrection de mars 1921 fut la dernière expression ouverte d’une révolte contre l’oppression communiste, la liquidation de l’Opposition ouvrière au Xe congrès du parti représente peut-être l’élimination du dernier obstacle à la consolidation des mesures qui conduiront à la stalinisation de la société. Toutes les oppositions internes au parti, et en particulier l’Opposition ouvrière, qui se sont finalement couchées devant leurs dirigeants au nom de la prétendue « discipline de parti », sont responsables du destin qu’a connu la révolution après 1921,

Le congrès s’ouvrit par une violente diatribe de Lénine contre l’Opposition ouvrière, accusée d’être « une menace pour la révolution », une déviation « petite-bourgeoise », « syndicaliste et anarchiste ». L’Opposition fit l’objet d’un feu roulant d’attaques de la part de Lénine et Trotski, qui mirent en parallèle le danger que faisait peser l’insurrection des marins pour la survie de la révolution et le danger que faisait peser l’Opposition ouvrière pour l’unité du parti, les deux phénomènes étant qualifiés d’anarchistes et de petits bourgeois.
L’Opposition ouvrière est accusée d’être pénétrée par « d’anciens mencheviks, ainsi que d’ouvriers et de paysans qui n’ont pas entièrement assimilé la doctrine communiste ; mais elle est due surtout à l’influence qu’exerce sur le prolétariat et le PCR l’élément petit bourgeois exceptionnellement puissant dans notre pays » [note] . Accusation d’autant plus absurde que l’Opposition ouvrière était constituée de syndicalistes, elle était fortement implantée dans la métallurgie notamment, et que l’un e des causes de sa création avait été la lutte contre l’entrée en masse d’éléments « petit-bourgeois » dans le parti !
Le danger extrême qui constituait l’Opposition ouvrière résidait dans le fait que certains de ses membres commençaient à poser des questions embarrassantes, à remettre en cause la suprématie du parti et à s’interroger sur la nature de classe de l’État communiste. Or c’étaient exactement les mêmes questions que se posaient les marins de Cronstadt.

Cependant, quelque « sympathique » que puisse paraître ce courant, somme toute le plus réaliste du parti bolchevik, il convient de rappeler qu’il n’intéressait que les communistes du mouvement syndical, qui formaient une minorité impopulaire. En outre, l’Opposition ouvrière n’envisageait pas que quiconque autre qu’un communiste puisse diriger les syndicats. Il ne s’agissait en rien de permettre aux ouvriers d’élire librement leurs représentants.
L’Opposition ouvrière ne faisait aucune critique de la domination du parti sur l’ensemble du prolétariat. Lorsque Alexandra Kollontaï, l’une des dirigeantes de cette tendance, déclara que « les nominations ne doivent être tolérées qu’à titre d’exception ; récemment elles ont commencé à devenir la règle », il ne lui vient pas à l’esprit que dans ce cas l’exception une fois instituée devient vite la règle. Aux yeux de la masse des travailleurs, l’Opposition ouvrière ne devait être rien d’autre qu’une parmi d’autres fractions qui se concurrençaient pour le contrôle de la classe ouvrière. Plusieurs autres groupes d’opposition étaient représentés au congrès : tous condamnent l’insurrection.

Cronstadt au 10e congrès
Pendant le Congrès, Lénine a fait sortir les sténographes au moment de la discussion sur l’insurrection, alors que Trotski n’était pas d’accord et voulait que les débats soient pris en notes « pour l’histoire ». Pour encourager les soldats qui font l’assaut de la forteresse, de nombreux délégués, dont certains se firent tuer, quittèrent le congrès pour participer à la répression, leur nombre varie selon les sources, mais Alexandre Skirda les chiffre à 320 : « la décision d’envoyer des délégués du Xe congrès combattre à Cronstadt a été prise par le présidium et non par le congrès. Les 320 délégués, soit plus du quart du total, ont été choisis par ce même présidium composé de Lénine, Trotski et autres. » (p. 70) Rappelons qu’Alexandra Kollontaï, éminente porte-parole de cette tendance, participa elle aussi à la répression de l’insurrection [note]
. Il n’y a jamais eu la moindre manifestation de sympathie de la part des dirigeants de l’Opposition ouvrière envers les marins de Cronstadt : comme toutes les oppositions internes des bolcheviks : celle-ci, comme les autres, fut velléitaire et finit par se dissoudre dans la discipline de parti. L’Opposition ouvrière consacra sa propre perte, « car c’est à ce moment décisif où il fallait se décider, [qu’elle] choisit le Parti, et montra les limites de sa contestation », écrit Alexandre Skirda.
Les événements de Cronstadt révélèrent aux congressistes l’ampleur de la crise qui secouait l’État et la société russes. Une nouvelle politique économique, la NEP, est mise en œuvre. Mais en même temps qu’ils relâchent leur emprise sur l’économie, les bolcheviks vont restreindre encore plus la démocratie à l’intérieur du parti et au-dehors, alors que la guerre civile est terminée depuis novembre 1920. C’est à cette occasion que Radek déclara que si les mencheviks étaient laissés en liberté, maintenant que les communistes ont adopté leur politique, ils vont exiger le pouvoir :

« ...Radek mit les points sur les i, expliquant que si les mencheviks étaient laissés en liberté, maintenant que les communistes avaient adopté leur politique, ils auraient réclamé le pouvoir politique ; tandis que qu’accorder la liberté aux socialistes révolutionnaires, quand l’“énorme masse” des paysans était encore contraire aux communistes, aurait signifié le suicide. [note] »

Boukharine est chargé de lire au nom du Comité central un rapport sur la démocratie ouvrière – un des nombreux exemples où des dirigeants ne parlent jamais tant d’une chose que quand ils font le contraire. Le communisme de guerre, dit-il, a produit un centralisme extrême, « un appareil hautement centralisé sur la base d’un niveau culturel très arriéré des masses ». « La démocratie ouvrière rend impossible le système de la nomination, et se caractérise par l’éligibilité de tous les organismes, du haut vers le bas, par la responsabilité et le contrôle qui leur est imposé [note] . » Boukharine semble donc découvrir, et sans doute le parti avec lui, que la démocratie ouvrière pourrait impliquer l’éligibilité des fonctions ; mais le fait que cela se fasse « du haut vers le bas », et non du bas vers le haut, laisse perplexe. Car qu’y a-t-il de plus ressemblant à une nomination qu’une éligibilité « du haut vers le bas » ?

Le fait que les marins de Cronstadt demandent eux aussi l’éligibilité des fonctions ne semble pas ébranler Boukharine, qui entend d’ailleurs fixer les limites de la démocratie ouvrière. Il annonce à ce sujet qu’il déposera une motion sur l’unité du parti, motion en fait dirigée contre l’Opposition ouvrière. C’est Lénine qui parlera et qui proposera deux textes, dans lesquels l’Opposition ouvrière est condamnée comme déviation anarcho-syndicaliste, et où sont condamnés les « indices de fractionnisme », l’apparition de « groupes avec leurs programmes propres et une tendance à se replier sur eux-mêmes jusqu’à un certain point et à créer leur propre discipline de groupe ».
Lors du congrès, Trotski attaqua violemment l’Opposition ouvrière, mais derrière elle ce sont les marins de Cronstadt qui étaient visés :

« Ils ont avancé des mots d’ordre dangereux. Ils ont transformé les principes démocratiques en fétiches. Ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature entre momentanément en conflit avec l’humeur changeante de la démocratie ouvrière [note] ! »

Quant à Radek, celui-ci déclara :

« Le parti est l’avant-garde politiquement consciente de la classe ouvrière. Nous en sommes maintenant au point où les ouvriers, à la fin de leurs épreuves, refusent désormais de suivre une avant-garde qui les mène à la bataille et au sacrifice... Devons-nous céder aux clameurs des travailleurs qui ont atteint les limites de leur patience mais qui ne comprennent pas leurs vrais intérêts comme nous le faisons ? Leur état d’esprit est maintenant franchement réactionnaire. Mais le parti a décidé que nous ne devons pas céder, que nous devons imposer notre volonté de vaincre à nos partisans épuisés et démoralisés [note] . »

Pour illustrer les limites de la démocratie ouvrière, le congrès vote l’interdiction des tendances, autrement dit les derniers vestiges d’un semblant de démocratie à l’intérieur du parti — la démocratie à l’extérieur du parti ayant disparu depuis longtemps. On comprend donc à quel point était illusoire la revendication des marins de Cronstadt concernant la liberté d’élection dans les soviets.
Vers la fin de 1921, Tomski tenta d’expliquer l’influence de l’Opposition ouvrière par la popularité des idées de démocratie industrielle et des idées anarcho-syndicalistes chez les métallurgistes, qui, rappelons-le, avaient constitué le fer de lance du mouvement des comités d’usine en 1917.

Les tendances sont donc interdites sous peine d’exclusion de leurs membres. Vingt-cinq délégués seulement ont voté contre la motion. La police secrète peut, dès lors, commencer à réprimer tous les groupes d’opposition dans le parti. Pourtant une forte solidarité maintient ensemble les militants qui avaient jusqu’alors combattu côte à côte. Beaucoup de bolcheviks, bien que dans la ligne, refusent de témoigner contre leurs camarades, ce qui conduira Trotski à déclarer que c’était une obligation « élémentaire » de dénoncer les éléments hostiles au parti [note] . Djerdjinski, le chef de la Tchéka [note] , s’en plaignit également et obtint du Politburo une décision officielle exigeant que les membres du parti dénoncent ceux de leurs camarades engagés dans l’agitation contre la direction du parti. Il ne faudra pas beaucoup d’années – quatre ou cinq – pour que ceux qui étaient majoritaires au Xe congrès se retrouvent minoritaires et bénéficient des dispositions répressives qu’ils avaient si inconsidérément approuvées.

Si Lénine ne parle pas de Kollontaï et de l’Opposition ouvrière dans son rapport d’activité, il la cite 18 fois, et l’Opposition ouvrière 38 fois dans la « Conclusion sur le rapport d’activité ». Il se livre à une attaque en règle faite de langue de bois et sans aucun argument, tournée autour de l’unité du parti (« Parlons-nous sérieusement de discipline et d’unité dans un parti organisé, ou bien sommes-nous à une réunion du genre de Cronstadt ? »)
Il est particulièrement intéressant de voir que Lénine fait un lien entre l’insurrection des marins et le groupe de l’Opposition ouvrière, le tout placé évidemment sous le signe de la « contre-révolution petite-bourgeoise ». Cette contre-révolution, répète-t-il, « a ceci de particulier qu’elle est petite-bourgeoise, anarchiste » – comme dans tout procès d’Inquisition, la répétition lancinante d’une accusation sert de preuve : « J’affirme qu’il existe un lien entre les idées, les mots d’ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste, et les mots d’ordre de l’« opposition ouvrière ».
La première référence de Lénine à Cronstadt fut faite dans son rapport d’activité au 10e congrès. On y a droit à la rhétorique habituelle des bolcheviks sur les « anarchistes petits bourgeois » » et sur la menace des « généraux blancs ». Lénine entend « étudier de près les leçons politiques et économiques qui se dégagent de cet événement », après quoi il se lance dans un discours stéréotypé fait de formules creuses qui n’expliquent absolument rien : les généraux blancs ont joué un rôle important, nous dit-il en se fondant sur le fait que « deux semaines avant les événements de Cronstadt, les journaux parisiens annonçaient déjà une insurrection dans la ville ». Mais personne n’ignorait que la Russie traversait une crise quasi insurmontable, qu’elle était parcourues d’insurrections à peu près partout et qu’il était inévitable que quelque chose allait inévitablement se passer à Cronstadt. Que la réaction internationale ait spéculé sur une insurrection à Cronstadt est une chose, mais il n’y a rien qui prouve qu’elle ait pu inspirer l’insurrection. Mais pour Lénine, « il est absolument évident que c’est l’œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l’étranger, et par ailleurs le mouvement a abouti à une contre-révolution petite-bourgeoise, à un mouvement petit-bourgeois anarchiste ».
En ce premier jour du congrès, tout ce que Lénine retient de l’insurrection qui se déroule à Cronstadt et la question de la liberté du commerce et tout son argumentaire est orienté vers la condamnation du projet inspiré par les « éléments petits-bourgeois anarchistes, toujours orientés contre la dictature du prolétariat ». Une liberté que Lénine critique, donc, mais que le parti va mettre en place après que l’insurrection a été écrasée.
A ce moment-là, la Russie, se trouvait acculée à une situation où la « liberté du commerce » ne représentait plus une option parmi d’autres qui auraient pu être meilleures, elle était la dernière issue envisageable pour que la population meure de faim à cause de la politique agraire imbécile et criminelle du parti au pouvoir. Les marins de Cronstadt avaient simplement plus le sens des réalités que Lénine et ses comparses. La « liberté du commerce » était un pis-aller, elle ne constituait pas l’essentiel des revendications de marins, loin de là, qui étaient surtout des revendications politiques.
Pour Lénine, cette « contre-révolution petite-bourgeoise qui lance les mots d’ordre de liberté du commerce » … « conduira inéluctablement à l’emprise des gardes blancs, à la victoire du capital, à sa complète restauration. » Après quoi le congrès, à l’initiative de Lénine, mettra en œuvre la Nouvelle Économie politique » qui rétablira… la liberté du commerce.
Les revendications des marins sont essentiellement des revendications politiques. Qu’on en juge ; lors d’un appel radiophonique, ils déclaraient : « Nous luttons – proclamaient-ils – pour le pouvoir effectif des travailleurs, les communistes: Trotski, Zinoviev et leur bande de sicaires ne massacrent et ne fusillent que pour maintenir leur dictature » [note] .
Les Izvestias de Cronstadt de 1921 revendiquent sans ambiguïté la continuation historique avec le Cronstadt d’Octobre : « C’est Cronstadt que l’on trouva aux premières lignes en février et en octobre. C’est encore lui, qui brandit, le premier, le drapeau de la troisième révolution des travailleurs. L’autocratie est tombée. La Constituante n’est plus qu’un souvenir. Et le régime des commissaires s’écroulera de même à son tour. Le moment du véritable pouvoir des travailleurs est arrivé. Le moment du pouvoir des soviets est venu ». (Izvestias de Cronstadt du 12 mars 1921 [Ibid, p. 74] )
Avrich affirme que l’insurrection n’a pas été comme tentèrent de le prouver les bolcheviks, suscitée par les émigrés blancs et les gouvernements occidentaux. Il ne fait pas de doute que les émigrés aient espéré ouvrir une brèche dans le régime communiste en déclenchant une nouvelle guerre civile dont une insurrection à Cronstadt serait le déclencheur, mais en 1921 ni les émigrés, ni les gouvernements occidentaux n’en avaient les moyens.

Lénine et la direction du parti étaient parfaitement conscients de ce que les deux mouvements avaient de commun. Ce n’est pas un hasard si on peut lire dans les Izvestias de Cronstadt que « « la République socialiste des soviets ne deviendra forte que lorsqu’elle sera administrée par les classes laborieuses à l’aide des syndicats rénovés (…). Les syndicats n’ont jamais pu devenir d’authentiques organismes de classe (…) à cause [de la politique] du parti au pouvoir ». (« Réorganisation des syndicats » in Izvestias de Cronstadt du 9 mars 1921.) Ce genre de propos n’est pas celui que tiendraient des paysans arriérés tels que les dirigeants bolcheviks présentent les marins de Cronstadt.
De fait les marins de la Baltique avaient été très préoccupés par des modifications imposées par les bolcheviks sur l’organisation de la Flotte.

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